La véritable histoire de la pomme de terre frite
Pierre Leclercq
Historien de la gastronomie 1
Mise en ligne 2 févier 2010
avec l'aimable autorisation de madame Claudine Purnelle du Service Culture de l'ULg (Université de Liège).
Depuis un article de 1985, on proclame que la pomme de terre frite a été inventée dans le Namurois au XVIIe siècle. Une enquête dans les documents historiques démontre que cette hypothèse n'est pas plausible. Alors où est-elle réellement née ?
Ah les bonnes frites ! – Auteur : Biso – Sous licence Creative Commons Paternité 3.0 Unported.
Dans le numéro du quotidien liégeois L'Express du 14 novembre 1900 2, un certain Bertholet (pseudonyme) lançait un débat qui taraude toujours les plus gastronomes d'entre nous. Quelle est la véritable histoire de la pomme de terre frite ? Si nos compatriotes se posent la même question depuis plus de cent ans, ils ne lui ont pas toujours apporté les mêmes réponses. En gros, trois pistes se firent jour.
Hypothèse d'une origine russe
La première piste nous renvoie directement à l'article de Bertholet. Le citoyen belge de 1900, nous apprend le journaliste, était plutôt enclin à attribuer la paternité du bâtonnet doré aux Russes. Pourquoi aux Russes ? Tout simplement parce que le paquet de frites dont on se délectait chaque année à la foire portait l'énigmatique nom de « russe ». L'auteur de l'article rectifia cette erreur trop répandue. Ce nom surprenant n'avait rien à voir avec l'origine présumée de la frite, mais bien avec Monsieur Fritz, célèbre forain du milieu du XIXe siècle, qui avait profité de l'immense vogue médiatique suscitée par la guerre de Crimée pour baptiser ses grands paquets de pomme de terre frite des « russes » et ses petits paquets des « cosaques ». 3 Si les seconds ont rapidement disparu, les premiers ont fait fortune, si bien que 50 ans plus tard, tout le monde se promenait un « russe » à la main, sans savoir pourquoi il croquait des sujets du tsar.
Hypothèse des réfugiés français
L'erreur était donc rectifiée. La pomme de terre frite n'était pas russe, malgré son nom. Dès lors, d'où provenait-elle ? Suite à une série d'articles parus dans Wallonia 4 et La Vie wallonne 5 en faveur de la constitution d'une histoire de la pomme de terre frite, Marie Delcourt proposa une deuxième piste en 1961.
La pomme de terre frite serait tout simplement venue de France, par l'intermédiaire des nombreux exilés du Second Empire. 6 L'idée n'était pas neuve. Amédée Saint-Ferréol, un proscrit du Deux Décembre échoué à Bruxelles, avait édité en 1870 le récit de ses mésaventures en narrant, non sans humour, les déboires culinaires de ses compatriotes perdus dans une capitale nettement moins gastronomique que la leur :
« Les réfugiés, dont l'estomac s'accommodait moins de la décoction de Java [du café], même sucrée, que du faro, déjeunaient à l'estaminet avec du fromage ou des pommes de terre frites, mets que la proscription devait populariser en Belgique comme en Angleterre. » 7
Georges Barral, le guide de Charles Baudelaire lors de son passage à Bruxelles en septembre 1864, semblait confirmer la version de Saint-Ferréol. En plein pèlerinage sur les traces de Victor Hugo à Waterloo, Barral emmena Baudelaire dans le restaurant habituel de son mentor. Le verdict à propos de l'origine des frites était sans appel :
« À peine avons-nous terminé, qu'on met au centre de la table une large écuelle de faïence, toute débordante de pommes de terre frites, blondes, croustillantes et tendres à la fois. Un chef-d'œuvre de friture, rare en Belgique. Elles sont exquises, dit Baudelaire, en les croquant lentement, après les avoir prises une à une, délicatement, avec les doigts : méthode classique indiquée par Brillat-Savarin. D'ailleurs c'est un geste essentiellement parisien, comme les pommes de terre en friture sont d'invention parisienne. C'est une hérésie que de les piquer avec la fourchette. M. Joseph Dehaze que nous appelons pour lui transmettre nos félicitations, nous assure que M. Victor Hugo les mangeait aussi avec les doigts. Il nous apprend en outre que ce sont les proscrits français de 1851 qui les ont introduites à Bruxelles. Auparavant elles étaient ignorées des Belges. Ce sont les deux fils de M. Victor qui nous ont montré la façon de les tailler et de les frire à l'huile d'olive ou au saindoux et non point à l'infâme graisse de boeuf ou au suint de mouton, comme font beaucoup de mes compatriotes par ignorance ou parcimonie. Nous en préparons beaucoup ici, surtout le dimanche, à la française, et non point à la belge. Et comme conclusion à ses explications, M. Joseph Dehaze nous demande si nous voulons « récidiver ». Nous acceptons avec empressement, et bientôt un second plat de « frites » dorées apparaît sur la table. À côté est une boîte à sel pour les saupoudrer comme il convient. Cette haute salière percée de trous nombreux fut une exigence de M. Hugo. » 8
Quelques décennies plus tard, dans une publication de 1945, le peu flatteur journaliste Charles d'Ydewalle reprenait la théorie des proscrits en l'appliquant à toute l'histoire de la gastronomie belge :
« Heureusement, il y a les exilés. La gastronomie française ne s'est établie à Bruxelles qu'aux lendemains des grandes catastrophes. Le comte d'Artois en 1789, Cambacérès après Waterloo, Hugo après le Deux Décembre, tous amenaient avec eux des maîtres en gastronomie. Fuyant Paris menacé, des cordons bleus parisiens apportèrent, au lendemain de Sedan, les pommes frites et les hors-d'œuvre. » 9
Sous la plume d'Ydewalle, les proscrits de 1851 ont laissé la place à ceux de 1870. Et nous pourrions dire beaucoup de choses à propos des hors-d'œuvre. Peu importe, oublions Sedan et revenons à nos préoccupations.
L'hypothèse des réfugiés français, celle-là même reprise par Marie Delcourt, est-elle plausible ?
Si on se réfère au témoignage du mystérieux Monsieur Fritz, oui, car ce dernier a créé ses « russes » en 1854, soit deux ans après l'arrivée des proscrits du Deux Décembre.
Mais si nous remontons le temps un petit peu plus loin, tout s'effondre. Car Monsieur Fritz, génial publiciste, a laissé de nombreuses traces sur son passage. En 1852, « le roi de la pomme de terre frite » nous apprend que son « établissement est beaucoup plus grand que les années précédentes et richement décoré » 10, en 1849, il « a l'honneur de prévenir ses consommateurs de fritures qu'il ouvrira son établissement Sur-la-Batte, Marché-aux-Pommes, demain, pour la Foire de Liège » 11 et en 1848, il annonce qu'il fera rouler, pas encore ses « russes », ni ses « cosaques », mais bien ses « omnibus » et ses « vigilantes » à 10 et 5 centimes. Inutile d'aller plus loin. Nous sommes trois ans avant l'arrivée des proscrits du Deux Décembre et Monsieur Fritz faisait déjà le tour des foires avec sa baraque à frites en inondant la presse quotidienne de publicités tapageuses.
Quant aux baraques à frites : lire notre article Le Fritkot et la culture belge.
Hypothèse de l'origine belge
La deuxième piste tombe donc à l'eau. Reste à examiner la troisième, probablement celle qui compte le plus de partisans dans notre pays. C'est Jo Gérard qui en fut l'instigateur et c'est Christian Souris qui, dans un article du Pourquoi Pas ? de 1985, la popularisa. 12
Selon leur théorie, la pomme de terre frite fut inventée en Wallonie aux alentours de 1680. L'argumentation, apriori, pouvait séduire. Elle s'appuyait sur un manuscrit de 1781 rédigé par Joseph Gérard, un aïeul de Jo, et dans lequel nous lisons :
« Les habitants de Namur, Andenne et Dinant ont l'usage de pêcher dans la Meuse du menu fretin et de le frire pour en améliorer leur ordinaire, surtout chez les pauvres gens. Mais lorsque le gel saisit les cours d'eau et que la pêche y devient hasardeuse, les habitants découpent des pommes de terre en forme de petits poissons et les passent à la friture comme ceux-ci. Il me revient que cette pratique remonte déjà à plus de cent années. » 13
Comme le manuscrit est daté de 1781, cela nous emmène aux alentours de 1680. La pomme de terre frite serait donc née au bord de la Meuse, dans le Namurois, à la fin du XVIIe siècle. Divulguée dans les colonnes du Pourquoi Pas ?, cette découverte sensationnelle fit grand effet. La preuve historique que la pomme de terre frite provenait de Belgique était faite et inaugurait la grande bataille de la paternité du bâtonnet doré entre notre pays et la France. Aujourd'hui encore, les innombrables blogs et sites internet consacrés à la pomme de terre frite 14 reprennent l'interprétation de Jo Gérard sans le moindre esprit critique.
Et d'esprit critique, nous en avons besoin, à la lecture de ce texte. En effet, une analyse pertinente des quelques lignes sorties de la plume de Joseph Gérard nous convaincra qu'elles sont à manipuler avec précaution.
Description d'un plant de pomme de terre
dans John Gerard, The Herball or Generall Historie of Plantes, London, 1633 – Auteur : MacLeod
Œuvre tombée dans le domaine public.
La pomme de terre
Pour fabriquer des pommes de terre frites, nous en conviendrons, il nous faut des pommes de terre. Or, l'excellent travail de Fernand Pirotte nous apprend que la pomme de terre ne fut introduite dans le Namurois qu'aux alentours de 1735. 15 En outre, les chroniqueurs ont fait état d'un hiver particulièrement rigoureux entre 1739 et 1740. Surnommé « le long hiver », ce dernier a figé la Meuse pendant plusieurs mois. 16 Peut-être était-ce à cette occasion que les paysans démunis ont découpés les pommes de terre sous forme de menu fretin en souvenir de leurs fritures de poisson ? Pure hypothèse, bien sûr, mais qui a le mérite de s'appuyer sur des faits.
Bref, nous disposons d'une date plausible. Les paysans namurois ont probablement taillé leurs pommes de terre en forme de bâtonnets à partir de 1739, et non de 1680. Reste à déterminer si ces bâtonnets sont bien des pommes de terre frites.
La graisse
Frites cuisant dans la graisse – Auteur : Rainer Zenz – Sous licence Creative Commons Attribution ShareAlike 3.0.
La pomme de terre frite, nous en conviendrons encore, se prépare dans un bain de graisse bouillante. Sur ce dernier point, la prudence est encore de mise. Les éléments contenus dans le texte de Joseph Gérard ne laissent planer aucun doute. Les personnages qu'il décrit proviennent d'un milieu modeste, d'un milieu de paysans. Or, au XVIIIe siècle, la graisse était un luxe pour les petites gens. Le beurre coutait cher, la graisse animale était rare et les graisses végétales meilleures marché se consommaient avec parcimonie. 17 C'est pourquoi les paysans mangeaient la graisse directement, sans la gaspiller, sur du pain ou dans un potage. Et c'est pourquoi la cuisson en friture était rarissime dans la paysannerie. Il était donc exceptionnel de trouver une poêle dans le matériel de cuisine d'un humble du XVIIIe siècle. Dans de telles conditions, il est absolument impensable qu'un paysan ait consacré de grandes quantités de graisse pour cuire des pommes de terre. Tout au plus les a-t-il rissolées à la poêle, comme le texte de Joseph Gérard nous le laisse supposer. Ce dernier n'évoque donc pas la pomme de terre frite, mais bien de simples pommes de terre rissolées. Ainsi, la troisième piste tombe également à l'eau.
Alors ?
Mais alors, où le mariage entre la pomme de terre et la friture s'est-il déroulé ? La pomme de terre, au XVIIIe siècle, était méprisée et demeurait totalement absente du menu quotidien des classes plus aisées. La frite fut-elle l'œuvre d'un humble ? Nous venons de voir que c'est impossible, il ne disposait pas de suffisamment de graisse. Le bain d'huile, cuisson extrêmement chère, était l'apanage des classes supérieures. Alors, la frite fut créée dans la cuisine cossue d'un aristocrate ou d'un bourgeois ? Impossible encore. Aucune pomme de terre n'y a jamais posé sa robe. Ce mariage parait donc impossible. Et pourtant, la frite est bien née quelque part…
La saga Fritz
Au XVIIIe et même au début du XIXe siècle, il est inconcevable de frire des pommes de terre ni dans une cuisine aristocratique ou bourgeoise, où la pomme de terre n'a pas sa place, ni dans une cuisine modeste, où la friture est exclue car la graisse est hors de prix. Chez les professionnels, par contre, la question se pose différemment. Monsieur Fritz la popularise sur les foires du pays.
Les débuts
Monsieur Fritz, Frédéric Krieger de son vrai nom, naquit en Bavière en 1817 dans une famille de musiciens forains. Il fut probablement un de ces bruyants protagonistes de la parade, spectacle aussi trivial que réjouissant destiné à attirer le chaland vers une loge quelconque de la foire. Dans un tintamarre assourdissant, ils accompagnaient les Paillasse ou Jocrisse, malheureux bouffons des tréteaux en plein vent, recevant sans arrêt les coups de pied au derrière infligés par leur bourgeois de maitre.
Un Paillasse in Arthur Pougin, Dictionnaire historique et pittoresque
du théâtre et des arts qui s'y rattachent, Paris, Firmin-Didot et cie, 1885, p. 577
Auteur : W. C. Minor – Œuvre tombée dans le domaine public.
Depuis le Moyen Âge, la foire avait eu pour vocation d'apporter dans chaque ville des marchandises inaccessibles sur place. Plus tard, au XIXe siècle, les progrès de l'urbanisation et des voies de communication ont fini par introduire ces produits dans les boutiques citadines, entrainant le déclin des étals des marchands forains. Simultanément, ces mêmes progrès ont permis l'expansion des diverses loges de divertissement capables d'accueillir les nombreux spectateurs dotés d'un nouveau pouvoir d'achat. 18 La foule se précipitait de partout pour admirer les artistes des théâtres de variété, les animaux féroces des ménageries, les phénomènes humains les plus curieux, les irrésistibles chiens savants, les traditionnels théâtres de marionnettes ainsi que les non moins traditionnels jongleurs, sauteurs, danseurs, lutteurs, hercules ou escamoteurs débarqués du monde entier. 19
Plus le public affluait, plus les loges se sophistiquaient et gagnaient en confort afin d'accueillir une clientèle capable de payer les meilleures places à un tarif plus élevé. La foire s'embourgeoisait, la foire s'agrandissait, la foire s'enrichissait.
Parallèlement, la vente de comestibles se développait considérablement, car il faillait bien nourrir les hordes de visiteurs affamés qui arrivaient de plus en plus nombreuses. Voilà le contexte dans lequel Krieger quitta son état de musicien, mal rémunéré et mal considéré, pour se faire engager comme apprenti dans une rôtisserie, chez Pèlerin, rue Montmartre à Paris, afin d'y apprendre le métier de restaurateur. 20
C'est dans cet établissement que le jeune Frédéric découvrit les pommes de terre frites. Les « précieux tubercules », coupés en rondelles, bien dorés et merveilleusement croustillants, ravissaient les Parisiens depuis déjà plusieurs décennies. La Belgique ne les connaissait pas encore. On devine facilement le raisonnement de Krieger. Si ce plat remportait un tel succès dans la capitale de la gastronomie, pourquoi serait-il été boudé en Belgique ?
Visiblement entreprenant, le jeune cuisinier créa sur la foire de Liège la première baraque à frites, qui était alors en toile 21, probablement en 1838.22 Il n'était cependant pas le tout premier à proposer ce produit en Belgique : peu avant, un immigré français, répondant au nom de Petit-Jean, aurait ouvert le premier restaurant débitant des pommes de terre frites à Bruxelles. 23 Mais la popularité du bâtonnet (ou de la rondelle) doré doit beaucoup plus à l'Allemand qu'au Français. En effet, pendant de nombreuses années, l'infatigable forain sillonna les routes de Flandre et de Wallonie pour vendre sa friture à un public d'abord incrédule, mais qu'il finit par séduire définitivement.
Pour attirer le public et l'attention des journalistes, Krieger fit preuve d'un talent hors du commun. Tout d'abord, il se fit appeler Fritz, astucieux pseudonyme rappelant à la fois la pomme de terre frite et son origine germanique. Ensuite, à l'imitation des directeurs de théâtre, il fit paraitre dans la presse des villes visitées des publicités vantant son savoir-faire. En 1848, la première réclame pour Monsieur Fritz apparaissait dans le Journal de Liège :
« Les pommes de terre frites sont arrivées à la Foire de Liège avec leur infatigable Rôtisseur [.] M. FRITZ, propriétaire de l'établissement des tubercules rôtis, prévient ses consommateurs qu'il a redoublé de zèle, afin de prévenir toute observation. Il continuera de faire rouler ses Omnibus et ses Vigilantes à 10 et 5 centimes. On est prié de s'adresser quelque temps à l'avance pour les grosses commandes. » 24
Les grands paquets, appelés Omnibus, faisaient référence à un nouveau moyen de transport urbain, le premier à emprunter des lignes fixes. Les petits paquets, les Vigilantes, faisaient référence aux navettes rapides tirées par un cheval et ne voiturant qu'un seul passager. Leurs conducteurs avaient la réputation d'être de véritables têtes brulées.
En 1852, le commerce florissant de Monsieur Fritz s'agrandit. Ce dernier troqua la baraque en toile pour un luxueux salon de dégustation en bois avec plafonds décorés, d'une capacité de dix tables. Il y grouillait un personnel nombreux qui débitait et servait dans des assiettes en faïence des pommes de terre frites, bien entendu, mais aussi des beignets aux pommes et des gaufres. 25 Les clients dégustaient le tout avec une bière à la pression, du vin, du cognac ou une liqueur. Le matériel était à la hauteur des besoins. Les pommes de terre étaient découpées à la machine et plongées dans une des huit bassines de beurre clarifié bouillant sur la cuisinière à gaz. 26 Ce mode de cuisson nécessitait beaucoup d'attention et de précautions, car il n'était pas sans risque. En témoigne l'incendie survenu dans une baraque de la foire de Liège à partir d'une grande chaudière de graisse à frites, en 1875. 27
La consécration
Dans les années 1850, se développaient de nouvelles attractions nettement influencées par les progrès technologiques. Ces spectacles allaient prendre la place des exercices, occupés auparavant par les jongleurs et les hercules. Le public, de plus en plus exigeant, venait à la foire pour admirer les dernières prouesses techniques sous la forme d'automates, de diaporamas ou d'expériences électriques. 28 En 1856, en pleine guerre de Crimée, un théâtre mécanique des guerres d'Orient s'installait à Liège. Au même moment, Monsieur Fritz eut probablement l'une des idées les plus géniales de sa carrière. Pour mieux suivre l'actualité, il changea les noms de ses Omnibus et de ses Vigilantes en Russes et en Cosaques. Le terme « Russe » allait rester longtemps dans notre vocabulaire pour désigner une portion de pommes de terre frites au point que beaucoup de Belges crurent que la frite était véritablement d'origine russe.
Sur le plan des affaires, tout fonctionnait formidablement bien pour Krieger. Comme tout bon bourgeois qui se respecte, il se mit à investir dans l'immobilier. Entre 1860 et 1861, il acquit trois maisons à Liège pour une valeur totale de 32 000 francs, nouvelle preuve de l'excellente santé de son commerce. Mais, souffrant d'une maladie des poumons, il mourut le 13 novembre 1862 à Liège, à l'âge de 46 ans. 29 Son décès provoqua un vif émoi dans la population tant le personnage personnifiait à la fois la bonne humeur, le mérite, la réussite commerciale et les populaires pommes de terre frites. Le 14 novembre, la foire, installée sur les boulevards d'Avroy et de la Sauvenière, porta le deuil et un important cortège funèbre prit le départ pour le cimetière de Robermont où Krieger fut enterré selon le rite protestant. 30
Monsieur Fritz laissa un bel héritage à son épouse, Renée Florence Vilain, une affaire prospère et un nom, celui de Fritz, qu'elle porta avec tant de bonheur qu'on finit par oublier le fondateur de la dynastie. Madame Fritz devait sa popularité à la qualité de ses produits, bien sûr, mais aussi à sa gentillesse et à sa grande générosité envers les enfants. Elle ne manquait jamais, à chacun de ses passages à la foire de Liège, d'accueillir les pensionnaires de l'Institut des sourds-muets qu'elle régalait de portions de pommes de terre frites, de beignets, de gaufres et de bière.
Illustration de Madame Fritz datant de 1889
(Le Globe Illustré, 17 novembre 1889, vol. V, n° 7, p. 108).
On peut remarquer le luxe de l'établissement composé de salons individuels et l'imposante cuisinière. Cependant, contrairement à ce que prétend la légende, cette représentation n'est absolument pas celle d'un établissement de 1838, mais bien des années 1880.
Si, en 1856, la foire ne comptait encore que trois établissements débitant la frite, elle en accueillit pas moins de dix-sept en 1861. Ce chiffre diminua fortement les années suivantes, en raison de la démocratisation des graisses végétales qui fit entrer la frite dans les foyers. 31 Au milieu de ces fortes fluctuations, Madame Fritz demeurait inébranlable. Son commerce prospérait et on la citait toujours en exemple, même après l'arrivée des moules-frites, mentionnées pour la première fois sur le champ de foire en 1875. Mme Fritz incarnait la bonne qualité de l'alimentation foraine, aux côtés des célèbres Max (beignets), Lallement (choux de Paris) et Lacquement (gaufres), tandis que les moules n'inspiraient que méfiance et suspicion, à cause des incidents à répétition.
Moules-frites – Auteur : Dennis et Aimee Jonez – Lire La révélation des Moules-frites : Ceci est (n’est pas) la Belgique.
En septembre 1889, un mois à peine avant son décès, Mme Fritz était célébrée en grande pompe à la foire de Tournai pour fêter ses cinquante ans de métier. Sérénade, banquet, bouquet de fleurs et toasts ponctuèrent cette journée mémorable dédiée à la doyenne de la friture. 32 Il s'agit de sa dernière apparition en public. Mme Fritz décéda le mercredi 23 octobre 1889 à Gand à l'âge de 73 ans.
L'histoire de Monsieur Fritz, qui popularisa la pomme de terre frite en Belgique, répond en partie à nos interrogations concernant la naissance de ce mets. Chaque année, dans toutes les villes de Belgique, les habitants attendaient avec impatience l'arrivée de Krieger afin de se régaler de fritures que le populaire n'avait pas les moyens de préparer à domicile. Bien sûr, les établissements permanents envahirent rapidement nos villes et la démocratisation des huiles, grâce à l'arrivée des graines exotiques, firent entrer la frite dans les foyers. Mais ce phénomène est tardif. Dans la première moitié du XIXe siècle, il fallait un marchand de fritures pour se fournir en pommes de terre frites.
C'est donc bien la piste des professionnels de l'alimentation, des frituriers en plein vent et des cabaretiers, que nous allons suivre.
Qui détient la paternité de la pomme de terre frite ? Nous ne le saurons probablement jamais. Il est difficile d'imaginer qu'une seule personne à un moment précis de l'histoire ait eu l'idée de plonger des pommes de terre dans une bassine de graisse bouillante. Ce que nous pouvons retrouver, par contre, ce sont les circonstances dans lesquelles la frite a vu le jour. Mais commençons par retrouver les premiers textes où apparaissent les fameuses pommes de terre frites et observons leur évolution au cours du XIXe siècle.
Le premier témoignage de pommes de terre frites
Nous sommes à la fin de l'année 1760, au monastère de Perrecy, en Bourgogne, plongés dans une sombre histoire de tentative d'assassinat. L'abbé des Brosses, en plein conflit d'intérêt avec le frère Hillarion, est accusé d'avoir tenté d'empoisonner ce dernier, crime pour lequel il écopera des galères à perpétuité.33 Retraçons brièvement les faits.
Le 23 décembre, Hillarion fait la lecture au réfectoire, raison pour laquelle son repas l'attend au bord de la cheminée, dans la cuisine. Une fois sa lecture terminée, il se rend dans la cuisine où il aperçoit l'abbé des Brosses s'enfuir précipitamment, ce qui éveille ses soupçons. Sans attendre, il procède à l'examen des plats dans lesquels il découvre une poudre blanche. Il la fait manger à un chien qui meurt deux jours plus tard. En conséquence, il met les portions et le chien sous clé avant de porter plainte.34 Le 31 décembre, deux chirurgiens procèdent à un examen des pièces à conviction dont voici un extrait :
« Après avoir fait lever les scellés en présence de tous les susnommés, nous avons trouvé, dans la cassette, une écuelle, dans laquelle il y avoit de la soupe, & deux plats d'étain, dans l'un desquels étoient des haricots fricassés, dans l'autre quelques pommes de terre frites. »
Ainsi, en 1760 le terme « pomme de terre frite » semble suffisamment courant pour figurer dans un rapport de médecin sans nécessiter de précisions particulières. Le texte est d'ailleurs si peu précis qu'on ne peut deviner, à sa simple lecture, le mode de cuisson des pommes de terre. Elles sont frites, certes, mais frites comment ?
La cuisson et la forme des premières pommes de terre frites
Hélas, les livres de cuisine ne nous sont d'aucun secours pour répondre à cette question. La pomme de terre frite n'apparait dans aucun recueil de recettes de cette période. La première édition de l'Encyclopédie ne nous vient pas plus en aide. Elle se contente d'affirmer que les paysans « font leur nourriture la plus ordinaire de la racine de cette plante pendant une bonne partie de l'année. Ils la font cuire à l'eau, au four, sous la cendre, & ils en préparent plusieurs ragoûts grossiers ou champêtres. »35 Une nouvelle édition genevoise de l'Encyclopédie fournit heureusement plus de précisions. En parlant de l'usage qu'on fait des pommes de terre en Allemagne, on apprend que le peuple les mange simplement bouillies à l'eau avec du sel, ou cuites au lait (...) ; grillées, frites au beurre, en beignets, & de tant d'autres manieres.36
Pommes de terre frites au beurre - Auteur : Känsterle
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Frites au beurre, voilà une explication satisfaisante. Dans l'austère couvent bourguignon où le jeûne est presque habituel et où on a l'habitude de diner d'une salade de chicorée37, on imagine très mal des pommes de terre plongées dans un bain de graisse. Il est plus vraisemblable qu'elles soient simplement rissolées, dans un petit peu de beurre ou une autre matière grasse, exactement comme les pommes de terre de bord de Meuse dont parle Joseph Gérard en 178138 et comme les pommes de terre frites des paysans allemands.
La chose est évidente. Ce qu'on désigne par « pomme de terre frite », au XVIIIe siècle, est différent de ce que nous connaissons aujourd'hui. Rappelons-nous de la définition donnée au début de ce texte. La frite est plongée dans un bain d'huile bouillante et a la forme de bâtonnets. Ce n'est pas le cas de la frite du XVIIIe siècle qui est rissolée et coupée en tranches. Les premières recettes de pommes de terre frites nous le confirment.
En 1794, dans l'enthousiasme révolutionnaire, Madame Mérigot publie un livre de recettes entièrement dédié à la pomme de terre. Voici la recette « en friture », considérée comme la première recette de pomme de terre frite conservée par écrit :
« Faites une pâte avec de la farine de Pommes de terre, deux œufs délayés avec de l'eau, mettez une cuillerée d'huile, une cuillerée d'eau-de-vie, sel & poivre ; battez-bien votre pâte pour qu'il n'y ait pas de grumeaux ; pelez-les Pommes de terre crues & coupez-les par tranches, trempez-les dans cette pâte et faites les frire de belle couleur. »39
Ici, la pomme de terre est cuite en beignet, tradition qui restera vivace tout au long du XIXe siècle. Deux ans plus tard, il est encore question de pommes de terre frites chez les pauvres en Allemagne dans les Essais politiques, économiques et philosophiques du célèbre physicien Comte de Rumford, chargé de l'administration des établissements publics destinés à améliorer la situation des pauvres en Bavière. Dans la traduction française de 1799, la pomme de terre est coupée en tranches, frite dans du beurre ou du saindoux et assaisonnée de sel et de poivre.40 Encore une fois, cette recette destinée aux pauvres n'utilise que parcimonieusement de la graisse.
Si on récapitule les premiers témoignages de pommes de terre frites, on s'aperçoit qu'elles apparaissent systématiquement dans un milieu modeste – qu'il soit populaire ou monacal –, qu'elles sont rissolées dans un petit peu de graisse et qu'elles sont débitées en forme de rondelles. Nous allons voir désormais leur évolution dans les livres de cuisine.
L'évolution des pommes de terre frites dans la littérature culinaire
La frite en rondelles
Au début du XIXe siècle, la pomme de terre frite entre dans la littérature gastronomique destinée aux classes privilégiées. Elle n'est pas enduite de pâte et porte le nom de « Pommes de terre sautées au beurre » chez Viard, auteur du Cuisinier impérial 41 :
En fait, on la connait déjà sous son nom de « pomme de terre frite » qui acquiert ses lettres de noblesse. Nous en voulons pour preuve cet article consacrant le beefsteak frites, publié en 1807 dans le Journal des gourmands et des belles, dirigé par le célèbre gastronome Grimod de la Reynière (voir notre article) :
« Ayez un morceau d'excellent filet de bœuf, ôtez-en toutes les peaux et presque toute la graisse, coupez-le par rouelles de l'épaisseur de quatre ou cinq lignes ; applatissez légèrement chacun de ces morceaux, et parez-les afin qu'ils soient à peu près ronds et de la forme d'un écu de six livres ; faites ensuite fondre un peu de beurre, mettez-y un peu de sel et de gros poivre, trempez vos beef dedans, et arrangez-les sur un plat ; au moment de servir faites-les griller sur un feu un peu vif, en ayant soin de ne pas trop les laisser cuire ; pendant ce tems mettez dans un plat un morceau de beurre proportionné à la quantité de beef-s-teak que vous aurez préparé ; assaisonnez de sel, poivre, un peu de persil et un jus de citron ; dressez votre beef'-s-teak dessus en y ajoutant quelques pommes de terre frites dans du beurre bien frais, ou des cornichons, si vous l'aimez mieux. On sert aussi le beef'-s-teak au beurre d'anchois. »42
Ces deux textes témoignent d'une véritable révolution dans l'histoire de la pomme de terre frite et de la pomme de terre en général. Jusque là, la frite s'inscrit dans la cuisine populaire. Elle est une manière agréable d'accommoder des pommes de terre pour les pauvres. Avec le beefsteak, elle fait son entrée dans la gastronomie et s'invite sur les tables de la haute société. Nous constatons cette promotion de la pomme de terre frite peu après, en 1808, dans la correspondance de Stendhal. Le futur auteur de La chartreuse de Parme n'est alors qu'un jeune aventurier promu au rang d'« adjoint aux commissaires des guerres et intendant des domaines impériaux » dans la ville de Brunswick, en Allemagne.43 Dans la description qu'il fait d'une journée type de ce printemps 1808, Stendal décrit son diner :
« À quatre heures moins un quart, j'ai dîné avec du mouton grillé, des pommes de terre frites et de la salade. Les deux premiers plats viennent de chez Janaux et sont payés 6 bongros pièce (18 sous). »44
La pomme de terre frite devient donc un accompagnement de choix pour les viandes grillées. Sa cuisson, elle aussi, évolue. Dans le Parfait cuisinier, en 1811, on parle de jeter les tranches de pommes de terre farinées dans « une friture extraordinairement chaude ».45 Il n'est plus question d'un petit peu de beurre dans une poêle, mais bien d'une friture.
Mais attention ! Nous devons encore nous méfier du terme « pomme de terre frite ». Nous pensons raisonnablement que pour un homme de la première moitié du XIXe siècle, il désigne des rondelles de pommes de terre frites dans du beurre. Pourtant, tous les livres de cuisine ne s'accordent pas sur ce fait. La Nouvelle cuisinière bourgeoise (1817), héritière de la prestigieuse Cuisinière bourgeoise du XVIIIe siècle, présente une recette tout aussi éloignée du standard de l'époque que du nôtre 46 :
Ingrédients pour 4 personnes
800 g de pommes de terre (bintje, Mona Lisa), fonds blanc de volaille, fines herbes (persil, cerfeuil, ciboulette), 2 œufs, sel, poivre, beurre.
Procédé
1. Peler les pommes de terre et les cuire 20 minutes à l'eau bouillante et salée.
2. Hacher le persil et le passer à la friteuse.
3. Passer les pommes de terre au presse-purée. Saler, poivrer et mélanger avec les fines herbes.
4. Mouiller d'un petit peu de fond de volaille. La purée doit rester ferme.
5. Battre les œufs dans un bol.
6. Confectionner des boulettes de pomme de terre, les tremper dans l'œuf et les frire à 160°.
7. Dresser dans un plat avec du persil frit.
Heureusement, il ne s'agit que d'une exception. Par la suite, jusqu'au milieu du XIXe siècle, les recettes de pommes de terre frites se suivent et se ressemblent.47 Trois variantes coexistent sous ce nom :
- La pomme de terre coupée en rondelles et jetée dans la friture.
- La pomme de terre coupée en rondelles, enduite de pâte à beignet et jetée dans la friture.
- La pomme de terre cuite à l'eau, coupée en rondelles et rissolée à la poêle.
La frite en bâtonnets
Au milieu du siècle, on remarque un changement important au niveau de la forme. En 1859, nous tombons sur des « pommes de terre frites taillées en petits bâtons » pour accompagner un beefsteak.48 Peu après, en 1861, notre Cauderlier national donne la recette complète avec des bâtons ou des rondelles de pommes de terre 49 :
© BM |
Il faudra tout de même un certain temps avant que le bâton ne s'impose définitivement. L'immense cuisinier Jules Gouffé, qui en est à 1 kg de graisse dans sa poêle, conserve l'unique découpe en rondelles.50 Émile Dumont, quant à lui, prépare des pailles de pommes de terre et les très tendance pommes de terre soufflées qui introduisent la double cuisson dans l'art de la pomme de terre frite :
« Prenez des pommes de terre, pelez-les, lavez-les, essuyez-les, coupez-les en tranches rondes de l'épaisseur de moitié d'un doigt à peu près.
Mettez la friture sur le vif, et aussitôt fondue, mettez-y vos pommes de terre ; aussitôt que la peau rissolée commencera à se former, retirez-les de la friture et mettez-les dans une autre friture très-chaude.
Aussitôt la peau boursouflera. Otez de la friture, égouttez bien, saupoudrez de sel fin et servez immédiatement ; car elles retombent promptement. »51
Dans La Cuisine moderne illustrée (1885), les pommes de terre frites Pont-Neuf s'ajoutent aux rondelles, aux pailles et aux soufflées.52
La frite en Belgique
En Belgique, comme nous l'avons vu plus haut dans cet article, la frite fait son petit bonhomme de chemin. En 1896, dans le carnet d'une ménagère wallonne, on voit bien que les deux découpes de pommes de terre, en rondelles et en bâtonnets, sont pratiquées. On remarque également un soin particulier à la préparation de la friture. Ici, on mélange ½ kg de graisse de bœuf avec ¼ kg de graisse de mouton et ¼ kg de saindoux.53 Le Traité d'économie domestique et d'hygiène, du début du XXe siècle, est passé dans les mains de générations de jeunes filles belges. Il recommande également les deux formes de coupe de pomme de terre frite ainsi que la technique de la pomme de terre soufflée. Mieux encore, il livre un procédé que nous n'avions pas encore trouvé dans d'autres livres de cuisine :
« Deuxième procédé. - Jeter les pommes de terre dans la friture bouillante, les retirer quand elles sont à moitié cuites et les laisser refroidir. - Remettre la friture au feu et lorsqu'elle est en ébullition, y jeter les pommes de terre. - Par ce procédé les pommes de terre se gonflent et sont très délicates. - On reconnaît qu'elles sont frites à point, lorsqu'en les remuant, on les sent croustillantes. »54
À noter : L'illustration du coupe-frite ménager et l'utilisation traditionnelle en Belgique |
Et voici la double cuisson appliquée au bâtonnet de pomme de terre frite. Cette fois-ci, cette dernière est bien telle qu'on la connait aujourd'hui. Alors, cette double cuisson est-elle belge ou non ? Le premier texte que nous avons trouvé est effectivement belge. Néanmoins, la prudence nous oblige à ne pas faire trop vite de conclusions sur base d'un seul texte. De plus, nous avons vu que la double cuisson se pratique allègrement à Paris pour préparer les pommes de terre soufflées. Le mystère reste donc épais autour de cette merveilleuse invention qu'est la double cuisson de la pomme de terre frite.
Et l'origine de la pomme de terre frite, dans tout cela ?
Durant tout cet article consacré à l'histoire de la pomme de terre frite, nous avons beaucoup tourné autour du pot, sans jamais aborder frontalement le problème de son origine.
Si nous prenons une définition stricte, comprenant la découpe en bâtonnet et la double cuisson, les premiers textes mentionnant ce type de pomme de terre frite ne datent que du début du XXe siècle. Si nous nous référons au terme « pomme de terre frite », nous constatons qu'il existe depuis le milieu du XVIIIe siècle, mais ne désigne que des rondelles de pommes de terre rissolées dans un petit peu de graisse.
La réponse se trouve peut-être ailleurs que dans les livres de cuisine. Ces derniers reflètent des habitudes ménagères ou des pratiques de la haute gastronomie. Qu'en est-il de ces frituriers en plein vent ? À quoi ressemble le produit qu'ils vendent dans les rues à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle ? À quoi ressemblent les frites de Monsieur Fritz, le roi de la pomme de terre frite des foires belges dans la première moitié du XIXe siècle ? Sont-elles sous forme de rondelles ou sous forme de bâtonnets ? La réponse n'est pas aisée. Par contre, une chose est certaine : elles sont plongées dans un bain de graisse. Et c'est là, à notre humble avis, que tout le nœud du problème réside.
Nous avions parlé, dans les deux premiers chapitres, de l'improbable naissance de la pomme de terre frite issue du mariage entre la pomme de terre, légume populaire par excellence, et la cuisson dans bain de graisse, réservée à la haute société. Où ce mariage a-t-il bien pu se réaliser ? Dans une cuisine cossue disposant d'une belle bassine à friture ? Impossible, avons-nous vu précédemment. La pomme de terre n'y a pas sa place. Chez le pauvre bougre mangeur de pommes de terre ? Impossible également. Il ne dispose pas de suffisamment de matière grasse.
La réponse n'est-elle pas à chercher dans les rues de Paris, où, au XVIIIe siècle, les marchands ambulants trimballent leur bassine de friture remplie d'une graisse douteuse dans laquelle ils plongent des viandes et des légumes enduits de pâte à beignet ? Ou se trouve-t-elle dans une rôtisserie disposant d'un matériel plus important ? L'hypothèse est séduisante. La pomme de terre frite, nous le savons, s'est répandue grâce au commerce. N'y serait-elle pas née ? Ne serait-elle pas un produit purement commercial ? L'inventeur de la pomme de terre frite restera probablement toujours anonyme, par contre, nous pouvons deviner son métier : un marchand. Nous pouvons également deviner son origine : parisienne.
Pierre Leclercq
Mars 2009 - décembre 2010
Lire aussi notre article La Belgique dans l'histoire de la pomme de terre
NOTES
[1] Pierre Leclercq est historien, diplômé de l'Université de Liège. Depuis de nombreuses années, il consulte la Bibliothèque de la Gourmandise et lui a rendu hommage dans les remerciements qu'il adresse à « Charles-Xavier Ménage (qui m'a convaincu de me lancer dans la gastronomie historique) et Nicole Hanot, du Musée de la Gourmandise à Hermalle-sous-Huy » au début de son livre La joyeuse entrée du prince-évêque de Liège Robert de Berghes. Le 12 décembre 1557, une journée solennelle ponctuée par un somptueux banquet, Le Livre Timperman, 2009, 134 p. ISBN 978-907772379-1. – retour au texte
[2] L'Express, 14 novembre 1900, p. 1, col. 4 et 5. – retour au texte
[3] Le Courrier de Verviers, samedi 6 octobre 1855, p. 3, col. 1. – retour au texte
[4] Wallonia, T. IX, 1901, p. 216, 217 ; T.XVII, 1909, p. 298 et 299 ; T.XVIII, 1910, p. 28. – retour au texte
[5] La Vie Wallonne, T. XXXV, 1961, p. 165, 166, 296 et 297 ; T. XXXVI6, p. 61. – retour au texte
[6] La Vie Wallonne, T. XXXV, 1961, p. 166. – retour au texte
[7] Amédée St-Ferréol, Les proscrits français en Belgique ou la Belgique contemporaine vue à travers l'exil, première partie, Bruxelles, 1870, p. 85. – retour au texte
[8] Maurice Kunel, Cinq journées avec Ch. Baudelaire, propos recueillis à Bruxelles par Georges Barral et publiés par Maurice Kunel, Éditions de "Vigie 30", 1932, p. 77 et 78. – retour au texte
[9] Charles d'Ydewalle, La cour et la ville (1934-1940), Bruxelles, Éditions Libres, 1945. – retour au texte
[10] Journal de Liège, samedi 30 octobre 1852, p. 2, col. 4. – retour au texte
[11] Journal de Liège, samedi et dimanche 27 et 28 octobre 1849, p. 2, col. 2. – retour au texte
[12] Christian Souris, « La frite belge est mal partie », dans Pourquoi Pas ?, 30 janvier 1985, p. 19 à 24. – retour au texte
[13] N'ayant jamais pu retrouver le texte original, nous ne pouvons certifier l'exactitude du texte retranscrit dans le numéro du Pourquoi Pas ? susmentionné. – retour au texte
[14] Voir par exemple www.frites.be – retour au texte
[15] Fernand Pirotte, La pomme de terre en Wallonie au XVIIIe siècle, Collection d'études publiée par le Musée de la Vie Wallonne, Liège, Éditions du Musée wallon, Cour des Mineurs, 1976, p. 39 et 40. – retour au texte
[16] E. Vanderlinden, Chroniques des événements météorologiques en Belgique jusqu'en 1834, Académie Royale de Belgique, Classe sciences, Mémoires, deuxième série, T. VI, Bruxelles, Maurice Lamertin, 1924, p. 187 et 188. – retour au texte
[17] Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari, Histoire de l'alimentation, Paris, Fayard, 1996, p. 588 et 739. – retour au texte
[18] Foires et forains en Wallonie, Magie foraine d'autrefois, Musée de la vie wallonne, dir. Pierre Mardaga, Liège, 1989, p. 19 à 25.– retour au texte
[19] Les premiers articles de journaux donnant une description détaillée des attractions de la foire apparaissent dans les années 1840. Voyez entre autres : Journal de Liège, samedi et dimanche 2 et 3 novembre 1844, p. 1, col. 4, p. 2, col. 1 ; mardi 27 octobre 1846, p. 2, col. 3 ; La Meuse, lundi 17 novembre 1856, p. 3, col. 3. – retour au texte
[20] C'est ce que nous pouvons déduire d'une publicité qu'il a publiée dans Journal de Liège, lundi 5 novembre 1855, p. 3, col. 4.. – retour au texte
[21] Henri Poetgens, Souvenirs de Verviers Ancien (suite), Verviers, P. Feguene, Imprimeur-Editeur, 1910, p. 45. – retour au texte
[22] Si on en croit le jubilé de Madame Fritz célébré en 1888. Comme nous n'avons aucun témoignage des années 1830 concernant la foire, nous devons nous baser sur des témoignages plus récents, tel que Le globe illustré, 17 novembre 1889, vol. V, n° 7. – retour au texte
[23] Toujours selon un témoignage tardif : L'Économie, dimanche 23 septembre 1888, p. 2, col. 1. Nous n'avons pas retrouvé la trace de ce Petit-Jean rue de l'Etoile à Bruxelles. – retour au texte
[24] Journal de Liège, samedi et dimanche 28 et 29 octobre 1848, p. 2, col. 4. – retour au texte
[25] Journal de Liège, samedi 30 octobre 1852, p. 2, col. 4 ; La Meuse, mardi 11 novembre 1856, p. 4, col. 2 ; La Meuse, mardi 11 novembre 1856, p. 4, col. 2. – retour au texte
[26] Ces détails sont consignés dans l'inventaire d'après décès de Frédéric Krieger : Archives de l'État à Liège (A.E.L.), Notaire, Protocole du notaire Lambinon fils, 1862, 392-519, n° 477. – retour au texte
[27] La Meuse, samedi 2 et dimanche 3 octobre 1875, p. 2, col. 2. – retour au texte
[28] Foires et forains en Wallonie, op. cit., p. 19. – retour au texte
[29] A.E.L., État civil, Décès, vol. , 1862, n° 212. – retour au texte
[30] Journal de Liège, samedi et dimanche 15 et 16 novembre 1862, p. 2, col. 6. L'allée où était enterré Frédéric Krieger ayant été retournée, sa tombe n'est plus visible. La Meuse, samedi et dimanche 15 et 16 novembre 1862, p. 1, col. 4. – retour au texte
[31] Madeleine Ferrière, Nourritures canailles, Paris, Seuil, 2007, p. 405 et 406. – retour au texte
[32] L'Économie, mercredi 19 septembre 1888, p. 2, col. 1 ; vendredi 21 septembre 1888, p. 1, col. 5 ; dimanche 23 septembre 1888, p. 2, col. 1 ; La Vérité, organe quotidien du Tournaisis, mardi 18 et mercredi 19 septembre 1888, p. 2, col. 4 – retour au texte
[33] Causes célèbres, curieuses et intéressantes de toutes les cours souveraines du royaume, avec les jugemens qui les ont décidées, t. 6, Paris, 1775, p. 75, 76. – retour au texte
[34] idem, p. 40-53. – retour au texte
[35] Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 13, Neufchâtel, 1765, p. 4. – retour au texte
[36] Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, t. 34, Genève, 1778, p. 381, col. 2. – retour au texte
[37] Causes célèbres, op. cit., p. 35. – retour au texte
[38] Relire Hypothèse de l'origine belge – retour au texte
[39] Maguelonne Toussaint-Samat, Histoire de la cuisine bourgeoise du Moyen Âge à nos jours, Paris, 2001, p. 192. – retour au texte
[40] Benjamin, Comte de Rumford, Essais politiques, économiques et philosophiques, t. 1, Genève, Manget, 1799, p. 298. – retour au texte
[41] A Viard, Le cuisinier impérial, Paris, 1806, p. 386, 387. – retour au texte
[42] Journal des gourmands et des belles, 2e année, 1er trimestre 1807, p. 32, 33. – retour au texte
[43] Yves Ansel, Philippe Bertihier et Michael Nerlich, Dictionnaire de Stendhal, Paris, Honoré Champion Editeur, 2003, pp. 28, 29. – retour au texte
[44] Stendhal, Journal (1806-1810), t. III, Établissement du texte et préface par Henri Martineau, Paris, Le divan, 37, rue Bonaparte, 1937, p. 188. – retour au texte
[45] A. T. Raimbault, Le parfait cuisinier ou le bréviaire des gourmands, Paris, 1811, p. 208. – retour au texte
[46] La nouvelle cuisinière bourgeoise, 4e édition, Paris, 1817, p. 276. – retour au texte
[47] Voyez par exemple :
- Manuel de gastronomie, Paris, 1825, p. 252, 253.
- Archambault, Le cuisinier économe, 3e édition, Paris, 1825, p. 267.
- Borel, Nouveau dictionnaire de cuisine, d'office et de pâtisserie, Paris, 1826, p. 482, 483.
- B. Albert, Le Cuisinier parisien, Paris, 1833, p. 151.
- Lombez, Nouvelle cuisinière bourgeoise, Paris, 1842, p. 116.
- Cardelli, Nouveau manuel complet du cuisinier et de la cuisinière, 1842, p. 361.
- Aglaé Adanson, La maison de campagne, 5e édition, t. 1, Paris, 1845, p. 305.
- A.-B. de Périgord, Le Trésor de la cuisinière et de la maîtresse de maison, Paris, 1852, p. 169. – retour au texte
[48] G. Beleze, Dictionnaire universel de la vie pratique à la ville et à la campagne, Paris, 1859, p. 216, col. 2. – retour au texte
[49] Philippe Cauderlier, L'économie culinaire, Gand, 1961, p. 248. – retour au texte
[50] Jules Gouffé, Le livre de cuisine, Paris, 1867, p. 80. – retour au texte
[51] Émile Dumont, La bonne cuisine française, Paris, 1877, p. 415, 416. – retour au texte
[52] La cuisine moderne illustrée, Paris, 1885, p. 327, 328. – retour au texte
[53] Carnet de recettes, le 17 janvier 1896. – retour au texte
[54] Louisa Mathieu, Traité d'économie domestique et d'hygiène, 10e édition, Verviers, Librairie Alb. Hermann, s.d., p. 408, 409. – retour au texte
BIBLIOGRAPHIE.
Voir les notes.